24 mars 2014

Question de la semaine : De l'humeur à la production de lait

Aujourd'hui, je me penche sur un sujet proposé par Chantal Lavigne : la sérotonine et la production de lait.

La sérotonine est une petite molécule bien connue pour son rôle comme neurotransmetteur dans le système nerveux. Ce que peu de gens savent toutefois, c'est son importance pour contrôler la production de lait chez les femmes allaitantes. L'équipe du Dr Horseman de Cincinnati travaille depuis plusieurs années pour mieux comprendre le phénomène et du même coup mettre fin au mythe du FIL.

Le FIL (pour feedback inhibitor of lactation) est une molécule prétendument présente dans le lait maternel et qui, lorsqu'elle s'y accumule, en ralentirait la production. « Ce qui a été appelé FIL n'a jamais été identifié en fait. Certains disent qu'il s'agit d'une protéine, mais les experts dans le domaine doutent de son existence. Il faut éviter d'utiliser ce terme lorsque cela est possible. Malheureusement, il s'est glissé dans les manuels de lactation et il y persiste, » explique Dr Horseman.

Le scientifique croit plutôt que c'est la sérotonine qui règle en partie la production de lait. « La sérotonine est une molécule chimique qui a été identifiée spécifiquement dans la glande mammaire. On connaît même la façon dont elle y est produite, » mentionne Dr Horseman. La sérotonine est en effet fabriquée à partir du tryptophane grâce, entre autres, à l'enzyme TPH. Celle-ci existe sous deux formes, TPH1 et TPH2. Si TPH1 est présente uniquement dans les neurones, on sait toutefois que TPH2 est active dans les cellules du sein.

« Il a été prouvé que la sérotonine est un régulateur de la production de lait. Plusieurs de ses mécanismes d'actions ont été élucidés et ont fait l'objet d'articles scientifiques, » souligne Dr Horseman.

La régulation de la production de lait
Pour bien comprendre ces mécanismes, il est bon de rappeler quelques étapes menant à la montée de lait.

Lorsque le bébé vient au monde, la mère ne produit que de très peu de colostrum, un liquide différent du lait mature. En effet, à ce stade de la lactation, il existe des espaces entre chaque cellule alvéolaire du sein, ce qui permet à toute sorte de composantes d'entrer dans le lait et d'en sortir sans aucune contrainte. Pour que la lactation démarre vraiment, ces espaces doivent se refermer pour former des jonctions serrées.

C'est à partir de ce moment que la sérotonine pourra jouer son rôle.

Lorsque le lait s'accumule dans le sein entre les tétées, la concentration de sérotonine qu'il contient augmente. Si celle-ci est présente en petite quantité pour une courte période de temps, elle garde les jonctions serrées bien fermées et assure que les cellules mammaires demeurent sous une forme active. C'est ce qui maintient la production jusqu'à la prochaine fois où le bébé voudra boire.

Cependant, si la quantité de sérotonine augmente passé un certain seuil pendant trop longtemps, elle déclenche les premières étapes de l'involution, c'est-à-dire le mécanisme par lequel les seins retournent à leur état d'avant la grossesse. Pour y arriver, la sérotonine provoque l'ouverture des jonctions serrées et modifie aussi la forme des cellules pour les rendre inactives.

L'apport en calcium

Par ailleurs, la sérotonine contrôlerait en partie la composition du lait.

Structure de la sérotonine
Lorsque le bébé tète, il stimule la production de lait dans les alvéoles. Lors de ce processus, du calcium y est transporté à partir du sang. Par conséquent, la quantité de calcium sanguin diminue et c'est la sérotonine qui est responsable d'assurer son remplacement. Pour ce faire, elle stimulera certaines enzymes qui iront chercher le calcium des os.

Production de lait et dépression
Ces études sur la sérotonine peuvent sembler grandement théoriques. Les implications dans la vie des femmes sont toutefois beaucoup plus importantes qu'on pourrait le croire, en particulier pour celles qui souffrent de dépression.

Les médicaments qui augmentent les niveaux de sérotonine en circulation comme les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) sont en effet utilisés pour diminuer l'anxiété et la dépression. Pourraient-ils avoir un impact sur l'allaitement?

Selon certains chercheurs, lorsqu'ils cultivent des cellules en laboratoire et les mettent en présence de médicaments comme le Prozac, ils observent des effets similaires à ceux causés par la sérotonine. Par ailleurs, chez les rats et les vaches laitières, on a remarqué que ce médicament accélère l'involution.

De plus, les femmes qui prennent des médicaments de type ISRS pendant le troisième trimestre de leur grossesse et en période post-partum auraient une montée de lait retardée d'environ 24 heures. Bien sûr, cela ne signifie pas que ces femmes devraient cesser leur médication, mais plutôt qu'elles devraient être suivies et soutenues pour éviter que leur bébé perde trop de poids ou souffre de déshydratation.

Les scientifiques savent depuis longtemps que la sérotonine est impliquée dans des phénomènes comme la régulation de l'humeur, la coagulation sanguine, les mouvements de l'intestin et au niveau du système cardio-vasculaire. Cependant, les découvertes de l'équipe du Dr Horseman et de tous ceux qui cherchent à mieux comprendre le rôle de la sérotonine dans la production de lait ouvrent de nouvelles pistes de recherche.

Nous avons maintenant une idée plus juste de ce qui arrive vraiment lorsque la production de lait se tarit. Espérons que ces résultats se rendront jusqu'aux manuels de lactation pour en chasser le FIL. « Le FIL et la sérotonine ne sont pas la même chose puisque le FIL n'existe pas, mais la sérotonine, oui! » tranche Dr Horseman.


Référence :
Horseman, Nelson (2012, 24 juin). « Serotonin-mediated regulation of milk production and FIL » [courriel] (message personnel expédié à Kathleen Couillard).

Marieb, Elaine N. (2008) Biologie humaine, 2éd., Montréal : Éditions du Renouveau Pédagogique.

Marshall AM1, Hernandez LL, Horseman ND. (2014) Serotonin and serotonin transport in the regulation of lactation. J Mammary Gland Biol Neoplasia. 19(1) : 139-46. doi : 10.1007/s10911-013-9304-6. Epub 2013 Oct 18.